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Emilie, la dame à bicyclette


Émilie Vazquez

Émilie roule. Elle fonce. Arrivée à la quarantaine, cette ex du groupe Accor a quitté de hautes fonctions pour lancer le Shack – « un refuge », elle y prône une manière de se reconnecter vraiment à soi, et aux autres. Elle avait tout prévu. Tout pour tenir un planning d’ouverture : 16 mars 2020. Un challenge jugé impossible. Coup de maître et planning tenu. Elle avait tout prévu. Tout sauf ça…


C’est dans ce qui fut pendant plus d’un siècle le siège des éditions Calmann-Lévy, doté d’un spectaculaire espace de lecture gratuite qui a contribué à la réputation de l’illustre maison que s’est ouvert le Shack, le 11 mai 2020… Un lieu de travail, de culture, d’échange, de relaxation, doublé d’un restaurant aux notes saines et gourmandes, conçu et dirigé par Émilie Vazquez : une ex du groupe Accor où elle a occupé douze ans de hautes fonctions, curieuse constamment des attentes des générations nouvelles en matière d’hospitalité.


Vingt fois en avion elle a fait le tour du monde, maintenant elle roule. Elle est la dame à la bicyclette rouge. « C’est mon ado – l’aîné des trois – qui m’avait convertie : tu verras, maman, le vélo, c’est mieux ! »


Tellement qu’en trois mois, c’est cinq mille kilomètres affichés au guidon – mais tout roule, mon fils, tout roule, bientôt la fin…


Tracer sa route

« Je sortais de douze années formidables au sein d’un des groupes hôteliers parmi les plus performants qui soit, à observer, concevoir, décider, partager, comprendre des cultures »…


Oui, sans doute aurait-elle pu prendre l’option de préparer ses arrières, ne tirer sa révérence qu’à projet cent fois mûri.


Elle, non. Elle s’en va. Parenthèse claire avec la direction d’Accor. Laissant un poste de vice-présidente monde pour l’e-commerce et le digital – soit plus de 5000 établissements sur tous les créneaux du marché –, laissant aussi la responsabilité qu’on lui avait confiée depuis deux ans dans le Shadow Committee Executive, celle d’une toujours plus pertinente appréhension des besoins des jeunes générations en matière d’hospitality. C’était en quelque sorte à elle de dégager les voies de concilier ces apparents contraires, d’un côté, efficacité professionnelle, de l’autre bien-être personnel…


Le moyen ? Une alchimie.


« Je me suis donnée un an pour une idée »

« En fait, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : à espérer que vous tombe un concept tout ficelé, il ne vient pas. Ou bancal. ». Elle avait la tête dans le guidon.


Alors Émilie se flanque elle même au pied du mur : un an pour une idée. Départ pour les Etats-Unis, tracer la route : c’était son échappée belle au tout début d’un congé sans solde, là-bas, dans son autre pays – elle y a vécu toute son enfance –, à respirer, s’inspirer, laisser enfin les avions à leurs tourniquets, intimement persuadée qu’à la quarantaine, c’est l’âge de se consacrer à soi. Aux siens. Humer l’air du temps.


Et à son retour tout est clair : elle cherche un lieu.

Trouver un lieu unique


Un de ceux où l’on puisse autrement se réunir : échanger ; se restaurer : se détendre ; tenir un rendez-vous : se connaître mieux ; autrement encore prendre un café : avec plaisir…


Localisation. Accès. Caractère. Réception du public. Restaurant. Réunion. Bien-être. Culture. Convivialité. 1000 m2. Jardin…


« Une centaine de visites, a-t-elle noté, non pour s’en plaindre – simple constat d’étape –, et en trois mois et demi s’il vous plaît, lui fait-on remarquer, ce qui pour elle frise les quatre éternités.


« J’ai visité plus de 100 lieux en trois mois »

Parfois, elle désespère : quand l’endroit ne manque pas de personnalité, il est trop petit ; quand la surface est là, c’est l’adresse qui chiffonne ; et quand tout s’aligne, les conditions coincent. « Projet intéressant, Madame, mais trois bilans. Les trois derniers. Bénéficiaires. »


Un jour, à l’Opéra


Puis, un jour, c’est la voix de Victor, l’agent immobilier.

-Je crois que j’ai quelque chose, Émilie. Regardez votre e-mail.

-Quelque chose ?… Vous êtes sûr ?

-Regardez, dites-moi…

Elle regarde.

-Victor, j’arrive ! Un coup de vélo, je suis là dans un quart d’heure. Ne bougez pas ! 

Douze minutes plus tard, Opéra… prendre l’impasse Sandrié : au numéro 4.

Victor, c’est là ! Le Shack, c’est là !

Dans la minute, Émilie fait venir son architecte. Il ne lui en faut pas beaucoup plus pour consolider le planning. Nous sommes en juillet dossier en préfecture en août, cinq mois de travaux, on ouvre en mars. Le 16 !


« Victor, vous confirmez ? »

Quand Émilie découvre le patio, ou plutôt la verrière, elle n’y peut rien, c’est à l’instinct que se mélangent dans son esprit le sens du vrai et le goût de la projection. Non, ce ne sont pas des gravats qu’elle sent sous ses semelles, déjà un carrelage neuf, voyons de plus près : ici le restaurant, sous ce ciel de verre, le bar à gauche – et mentalement elle coche… Quant à cette demi-douzaine d’échelles mobiles, en fer, à droite, à gauche, devant elle, pattes de libellules figées dans un curieux élan de balançoire au long de casiers en bois, on garde ! Les casiers aussi, on garde ! On y avait entassé des livres, on aura soin à ceux qui seront logés là plus tard de ménager un brin d’oxygène, un zeste de désinvolture. Pareil pour cette horloge au fond, on garde ! Elle est muette, toute ronde, accrochée comme en gare à un pilône, les aiguilles engourdies, oui, oui, on garde, Émilie se sent soudain avec elle en connivence à se moquer des heures… Victor ! ce n’était donc pas une blague, en arrivant, cette plaque de marbre au-dessus des deux battants de la porte, sur toute la largeur, ce ruban de lettres gravées ton sur ton, à peine lisibles, entre sable et olive, nous sommes bien chez CALMANN-LÉVY ÉDITEURS ?


Victor confirme, le regard monte…

Le passé et l’avenir se donnent rendez-vous sous la verrière


Deux ou trois ombres de ces lecteurs d’autrefois, qui se rendaient en ce lieu aux années vieilles d’un siècle ancien, là, oui, dans ce même jour diffus, à lire dans un brouhaha tranquille des morceaux de livres qu’on allait extraire de ces fameux casiers en bois, parfois jusqu’à bout d’échelle ! Car nous y sommes, Victor ! C’est bien là, aux contours de 1870, que Michel Lévy eut cette idée tellement à lui, une idée de génie, commander à Henri Fèvre un magasin de librairie. Lui, unique éditeur de la Rive droite quand tous ses concurrents fourmillaient au Quartier latin, un magasin de librairie !… Victor ?


Cent cinquante ans plus tôt, Michel Lévy aussi avait une vision et une liste de besoins à cocher.Michel Lévy voulait un siège pour sa maison d’auteurs, mais aussi des bureaux pour lui, son frère Calmann, leurs correcteurs, mais pas seulement. Que dès l’entrée, sous un toit transparent, une espèce de comptoir pour expédier les ouvrages qu’il éditait, oui. Une ruche, quelque chose de bruissant à diffuser ses écrivains, les faire connaître, et à tout vent accueillir les lecteurs du coin ou de passage. Pour ces yeux-là, d’ailleurs, il en avait eu un autre, de coup de génie : une collection qui portait son nom – l’ancêtre du “poche” !

Michel Lévy l’avait encore voulu : des colonnes de bouquins à bouquiner là, sous son toit, à discrétion !


« Yoga aérien, méditation flottante, shadow boxing »

Un mois plus tard, préfecture de police de Paris. Tout est listé, documenté… 1500 m2. Un restaurant. Deux bars (un principal avec barista, un cocktail-bar avec mixologue). Cuisine sans extracteur (le chef s’est adapté). Un studio podcast. Boardroom. 20 espaces de travail, de détente, d’activité (4 à 150 personnes). Un espace culturel (théâtre, expo). Un espace wellness, pour yoga aérien, méditation flottante, shadow boxing. Le préposé aux autorisations hausse le sourcil, se fait répéter, Émilie répète : yoga aérien, méditation flottante, shadow boxing, il transmettra. Plus tard encore : autorisation délivrée. Dans la seconde s’enclenchent cinq mois et demi de chantier ; rendez-vous en mars, au jour conclu, le 16.


Rendez-vous le 16


Émilie, tous ses amis l’avaient pourtant prévenue : qui dit travaux dit retard ; surtout ne te focalise pas sur une date !


C’est mal connaître Emilie.


De fait, si elle ne roule plus, ou moins, elle trace, ne pensant qu’à ça, à ce lundi de mars, le 16, où tout sera prêt, et en effet, au jour J de 2020, tout est prêt.


« Papa, tout roule ! »

Il en est un cependant qui s’interroge, ne serait-ce que par réflexe professionnel pour avoir successivement dirigé le groupe Accor Asie-Pacifique, Euro Disney et le Club Med entre 1974 et 2003 : la vigilance, Philippe Bourguignon, c’est de l’ADN, il sait que les virus se déplacent souvent plus vite que les avions. Depuis les Etats-Unis, il avertit sa fille :


« Émilie, cette histoire du 16, trouve un plan B » – « Papa, tout roule », lui rétorque-t-elle, pourquoi soudain tant de pessimisme ?


« Si le Shack n’a pas ouvert le 16, c’est pour une autre raison »

Jeudi 12 mars 2020, Emmanuel Macron prend la parole. Il annonce la fermeture des crèches, des établissements scolaires et des universités pour le lundi suivant, le 16 mars.


Ce jeudi-là, Émilie l’a encore en tête.


« J’étais prête, se rappelle-t-elle. Si le Shack n’a pas ouvert le 16, c’est pour une autre raison. »


Émilie marque un temps.


Un propos rapporté par son père lui revient, il est de Paul Dubrule, co-fondateur du groupe Accor, au sujet des entreprises : « Il vaut mieux pour elles, disait-il, vivre vieilles en santé médiocre que mourir jeunes et en pleine forme ». Le papa évoquait une nouvelle fois son plan B. « Médite là-dessus, ma fille chérie, on en reparle après le week-end. »


« Il y a une chose que j’ai apprise… »

Au Shack, aujourd’hui, c’est un univers complet qu’Émilie Vazquez met sur orbite : 100 couverts par jour, pas mal pour une « reprise », pas mal, cela prouve la justesse du concept : une adresse à la croisée du club, de l’espace de travail, du wellness, de la restauration. Une « oasis urbaine », comme le dit la désormais maîtresse de l’endroit, qui n’oublie jamais d’apprécier les soutiens qu’elle a reçus durant les jours d’attente où plus rien ne pédalait, en particulier de ses partenaires aux côtés de son père, Jean-Marie Messier, Steve Case, Paul Dubrule, ainsi que ceux de la quarantaine d’amis présents la veille d’un fameux 16 de mars de l’an maudit, quand il a fallu le dimanche soir ranger ce qui devait servir le lendemain, jour de fête privé de fête, et cependant « un moment fort, que je garde là » ; la main n’a pas besoin d’aller au cœur.

« S’il y a une chose que j’ai apprise en ces temps tendus, ajoute Émilie, outre que depuis toujours j’avais vérifié qu’une organisation solide repoussait efficacement les peurs, c’est la persévérance. Et ceci encore, presque nouveau pour moi : que rien n’est jamais acquis. Qu’il faut savoir rester curieux. Entretenir le plus possible la faculté dont on peut disposer pour mieux cerner les changements, les nouveaux comportements, cet esprit d’ouverture…» Puis, elle se lève. Tenez, venez voir. « Vous me suivez ? » dit-elle.

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