Interview avec Alain Clot, président et cofondateur de France FinTech, et Hervé Alexandre, directeur du master Banque et Finance à l'Université Paris-Dauphine.
La finance n’est pas l’apanage des économistes et des traders. Pourtant, la France n’est pas très bonne élève en la matière, se classant seulement 14e des pays de l’OCDE lors de la dernière enquête internationale sur la culture financière des adultes de l’OCDE, parue en décembre 2023. Les Français s’intéressent peu au fonctionnement de la finance, et c’est regrettable.
Que l’on cherche à acheter son premier appartement ou à lancer son entreprise, on se retrouve tous un jour face à un défi de taille : comprendre les mécanismes financiers qui régissent le marché. Taux d’intérêt, fluctuation des prix, accès au crédit, gestion des risques, appels de fonds… Autant de facteurs qui auront un impact direct sur notre capacité à réaliser notre rêve, à atteindre nos objectifs. Loin d'être réservée aux experts, la finance touche chacun de nous de manière très concrète : à travers l'inflation qui impacte notre pouvoir d'achat, les fluctuations du marché immobilier qui déterminent nos loyers, ou encore ses répercussions sur la santé financière des entreprises. Face à ces enjeux, il devient essentiel de comprendre les rouages de la finance moderne, qui conditionnent notre quotidien et façonnent l'avenir de nos sociétés.
C’est dans cette optique que le comité scientifique « Future of Finance » prend vie, une initiative ambitieuse réunissant des chercheurs éminents et des acteurs de premier plan du monde financier. Alain Clot, ancien banquier, président et cofondateur de France FinTech et Business Angel, et Hervé Alexandre, professeur de finance à l'université Paris Dauphine et directeur du master Banque et Finance, se sont prêtés au jeu de l’analyse croisée du présent, mais surtout de l’avenir de la finance. Ils nous invitent à plonger dans les méandres de l'économie mondiale, afin de mieux appréhender les transformations qui s'annoncent et d'en saisir toutes les implications.
« Ma carrière a pour une part consisté à gérer une suite de crises. Chacune a son propre rythme, mais toutes ont le même effet : remettre les pendules à l'heure. » - Alain Clot
Depuis une quinzaine d’années, le monde financier traverse une période tumultueuse, ballotté entre les solutions de survie face aux crises et l’adaptation aux nouveaux modèles. Rien de neuf, et surtout rien de très alarmant, car ces crises récurrentes sont des réveils nécessaires pour réaligner un système qui tend à s’engourdir. La crise de 2008, marquée par l'effondrement des marchés et la frénésie des plans de sauvetage, a tout de même laissé des cicatrices profondes dans l'économie mondiale. Les taux sont presque tombés à zéro, l'argent est devenu quasi gratuit, ce qui n’est jamais bon pour le système financier, notamment parce que cela permet à des projets hasardeux de se financer. « Les arbres ne montant pas jusqu’au ciel », nous entrons dans un cycle marqué par des niveaux d’endettement historiques pour les trois grandes catégories d’emprunteurs : particuliers, entreprises et États, menant à la situation actuelle. Et à une véritable remise en question culturelle, qu’Hervé Alexandre explique comme une décentralisation nécessaire : « Pendant très longtemps, les banques et assurances ont absorbé les acteurs du marché dès qu’ils avaient besoin d’un de leurs services. Mais elles sont devenues énormes, trop chères et compliquées à opérer. Face à l’arrivée de nouveaux acteurs, comme les fintechs, on assiste alors à un phénomène de décentralisation : un établissement se spécialise dans le crédit, l’autre dans la gestion de portefeuilles, etc. Et si l’un a besoin de l’autre, ils vont collaborer, pas fusionner. »
« Les Big Tech ont, en matière de services financiers, un atout supplémentaire considérable car elles ont accès à nos données et maitrisent déjà l’IA. Celle-ci va avoir un impact très important sur les trois piliers de l’industrie : la productivité, les conseils aux clients, et surtout la gestion et l’anticipation du risque. » - Alain Clot
En effet, au milieu de ce chaos financier, de nouveaux acteurs ont émergé, porteurs de promesses et de perturbations. « Les GAFA et les géants de la technologie seront à terme des acteurs majeurs du secteur financier », explique Hervé Alexandre. « Leur influence est immense et leur capacité à remodeler le paysage financier, incontestable. » Le pouvoir de ces « Big Tech » : la data. Grâce à une connaissance très fine des consommateurs, de leurs habitudes, leur passé et leurs projets, ces entreprises sont en train de se transformer en d’importants établissements financiers transfrontaliers, aux coûts de revient très bas et à la force d’attaque considérable.
« Rien qu’avec la blockchain et l’intelligence artificielle, les dix années qui viennent vont être bousculées sur tous les plans. » - Hervé Alexandre
Mais la révolution financière ne se résume pas à une bataille entre titans technologiques. Les fintechs et les cryptomonnaies ont ouvert de nouvelles voies, bousculant les modèles traditionnels, réinventant la manière dont on aborde la finance. S’appuyant sur des technologies innovantes - l'intelligence artificielle (IA) et la blockchain en particulier - mais aussi sur un véritable changement de culture, ces nouveaux acteurs offrent des alternatives agiles et décentralisées aux modèles traditionnels. « Jusqu'à récemment, l’innovation ne s’est pas appuyée sur des technologies de rupture, mais plutôt sur une refonte de l’expérience utilisateur, des usages et des modèles », remarque Alain Clot. Si les start-ups de la finance attirent autant de clients, c’est en grande partie parce qu’elles simplifient les transactions, réduisent les coûts et éliminent les obstacles bureaucratiques. Finie, la banque « à la papa » ? Pas tout à fait, car elle reste un tiers de confiance, en particulier pour le crédit et les investissements. Mais une chose est sûre : les acteurs traditionnels doivent se réinventer. Alain Clot considère que « les banquiers et les assureurs doivent désormais réduire les coûts d’acquisition du client et les coûts d’exploitation s’ils veulent rester dans la course. Mais ils vont aussi devoir changer leur rapport à l’innovation. Penser la technologie comme une ressource, pas comme le moteur central. »
« La finance n’est pas l’ennemie de la transition écologique, c’est elle qui est le moteur de l’investissement et de l’innovation. » - Hervé Alexandre
Dans une ère tournée vers un avenir plus durable, la finance joue un rôle central de transformation sociale et environnementale. Eh oui : l’argent est un moteur essentiel de l’investissement dans les projets d’innovation durable. Ce n’est pas pour rien que les régulateurs commencent par s’attaquer aux banques qui financent des activités carbonées. Les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) deviennent des éléments cruciaux dans les décisions d'investissement, les entreprises étant de plus en plus tenues responsables de leur impact sur la planète et la société. Les fonds d'investissement socialement responsables (ISR) et les obligations vertes sont autant de moyens par lesquels la finance s'engage activement dans la lutte contre le changement climatique. Et pour que cette transformation soit effective, le monde financier doit évoluer au rythme des nouvelles exigences sociétales. « Les jeunes générations ne veulent majoritairement plus d'une finance déconnectée », souligne Hervé Alexandre. « Elles cherchent des postes qui ont du sens et veulent comprendre à quoi sert la finance. Ce mouvement va contraindre les organisations à repenser leur stratégie et leurs pratiques. »
« La recherche et l’entreprise sont plus proches que jamais. » - Alain Clot
Au cœur des réflexions de notre comité réside un autre enjeu crucial : la souveraineté, pilier essentiel de la stabilité et du progrès. « Qui lâche la finance se fera rattraper par la finance », prévient Alain Clot. « C’est, de tout temps, l’huile qui lubrifie les échanges et connecte les hommes. Le banquier est en relation avec les entreprises, les particuliers, les États, les artistes, les politiques, le monde associatif, la recherche, la décarbonation… C’est un levier privilégié pour changer les choses ». Les nouvelles technologies ouvrent des possibilités insoupçonnées, mais elles soulèvent également des questions éthiques et réglementaires cruciales, à commencer par l’utilisation des données personnelles par les acteurs financiers. La montée en puissance des cryptomonnaies remet aussi en question les modèles traditionnels de régulation financière et de gouvernance.
Pour surmonter ces défis, les acteurs du monde académique et financier collaborent étroitement. « «Nous sommes dans une période où la recherche et l’entreprise sont plus proches que jamais », déclare Alain Clot avec enthousiasme. « Les manuels de finance d’il y a six ans ne sont plus valides. C'est une période excitante, où rien n'est écrit d'avance. »
L’avenir de la finance s’écrira à plusieurs mains, et c’est ce que propose de faire notre comité scientifique. Repenser la stratégie, l’organisation, les technologies, entre chercheurs et acteurs de la finance d’hier et d’aujourd’hui. Pour naviguer dans ces eaux agitées, une chose est claire : l'audace et l'innovation seront nos meilleurs compagnons de route.
Une interview menée par Fanny Raimbault et Adeline Adelski.
Tribune rédigée par Adeline Adelski.
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