Nous sommes en face du fondateur du « Petit Béret », un producteur de vins sans alcool. Fathi Benni enchaîne les anecdotes – truculentes – et les prises de position tranchées. Il est difficile, au départ, de se faire une idée du personnage : avons-nous affaire à un story-teller ? A un boute-en-train ? Finalement – et c’est en fin d’interview que viendra l’indice – nous découvrons que Fathi est un militant. Il dévoile à travers ses anecdotes et ses bons mots le désir très fort de « démocratiser l’entrepreneuriat ».
« J’ai toujours su que j’allais être entrepreneur »
Il a travaillé quinze ans chez Mondelez (Kraft food), à la direction commerciale. On l’imagine y entrer sans peine : Fathi est éloquent, il doit pouvoir convaincre facilement un employeur – et particulièrement pour un poste de commercial.
Mais ce n’est pas de cette façon qu’il raconte l’histoire : « Je suis un pur produit de l’agro. Et j’ai toujours su que j’allais être entrepreneur. J’ai intégré Kraft parce que j’avais besoin de me structurer. Parce que je voulais apprendre à négocier avec une centrale d’achat. Etre chef d’entreprise, c’est un vrai métier : il faut se former. »
Très vite, Fathi pose sur la table ses origines sociales. « J’ai grandi à Agde, près Béziers, où je vis désormais. J’ai perdu mon père à l’âge de 9 ans. Il était ouvrier. Clairement, vouloir devenir patron, c’est une revanche sociale. Entreprendre, c’est le Graal. »
Fathi travaille sa personnalité, il la construit au fil du temps de manière à ressembler à l’image qu’il se fait de l’entrepreneur. Il se lance dans le rugby : « Tu te fais violence, tu vas au-delà de tes peurs ». Et puis il décroche cet emploi chez Mondelez. « En soi, c’était déjà une consécration. J’ai commencé comme chef de secteur, puis j’ai évolué vers le marketing – ça a cassé mon plafond de verre. Je n’étais plus cantonné à la vente, j’entrais dans la stratégie. Je savais qu’il me manquait une structure mentale, une éducation, des codes. J’ai appris tout ça sur le terrain. »
« J’ai compris que les grands groupes valorisent mal la performance individuelle »
Le vrai déclic se produit quelques années plus tard : à ce moment-là, Fathi est devenu un « intrapreneur », on lui donne carte blanche sur un projet long terme. « C’était un vrai kif. Et j’ai atteint mon objectif – très au-delà des chiffres. Cela comptait beaucoup pour moi. Mais c’est là, aussi, que j’ai compris que les grands groupes valorisent mal la performance individuelle. Autrement dit… il fallait que je bouge. Je m’en sentais capable. »
Un marché à prendre : l’alcool n’a pas le monopole des boissons raffinées
Bouger, pour entreprendre. Le moment est venu. Et l’idée est là, elle aussi.
« Béziers, c’est une ville où on fait beaucoup la fête. Je ne bois pas d’alcool et je n’ai jamais compris pourquoi il y avait cette « sous-classe » de consommateurs : ceux à qui l’on ne propose finalement rien d’autre qu’un verre d’eau. Avec un steak, au restaurant… bah, ce n’est pas terrible ! Cette année-là, en 2012, je me suis dit qu’il fallait trouver une solution. »
Fathi a alors 29 ans et l’idée mûrit, entre un déjeuner avec son frère et sa femme, et un trajet en voiture. « L’objectif de la création d’entreprise, ce n’était pas de devenir riche. Plutôt d’acquérir ma liberté. »
Des rencontres qui changent tout
Le « premier vin sans fermentation alcoolique » naîtra d’une série de rencontres improbables. Parmi lesquelles il y aura celle-ci : Dominique Laporte, meilleur sommelier de France, qui deviendra co-fondateur du Petit Béret, avec Fathi et Rachid, son frère. « Je me disais : « On s’appelle Fathi et Rachid, on va passer pour des guignols. Il nous faut un partenaire pour nous aider, quelqu’un qui connaît le vin pour compléter l’équipe ». Mon frère est ingénieur des Mines et moi ingénieur Agro. C’est comme ça qu’on a fini par rencontrer Dominique. La première fois, il m’a dit : « Tu te rends compte que tu veux toucher au sang du Christ ? » Il m’a fait rire. On était vraiment faits pour bosser ensemble. Mais je ne m’attendais pas à ce que ça nous emmène aussi loin. Dominique est co-fondateur de l’entreprise et associé. »
Au terme de 4 ans de R&D en partenariat avec l’Inra, les vins (un rouge, un blanc, un rosé) sont prêts. « Je vous rappelle qu’on avait commencé, mon frère et moi, par taper sur Google “Comment on fabrique du vin“ », reprend Fathi. « Quand on est allé visiter des vignes pour la première fois, c’était Disneyland. »
Quand la combativité de l’entrepreneur rencontre la lutte sociale
Fathi le soulignera quelques instants plus tard : il déteste la procrastination et l’indécision. Lui, il fonce. Mais il sait aussi prendre le temps d’obtenir des résultats. Et à ce titre, la Food Tech n’est pas tendre. « C’est le secteur plus difficile de tous. La R&D prend forcément du temps – les vendanges, c’est une fois par an. Cela nous place à l’opposé des circuits de décision des investisseurs, qui demandent des résultats au bout de quelques mois. » On perçoit l’irritation de l’entrepreneur, freiné par les prises de décision « hors-sol », même si Fathi vient tout juste de lever 1,5 million d’euros.
Mais beaucoup plus profondément, on saisit une lutte sociale. Menée avec combativité – le rugby n’est pas bien loin : « Chez Station F, c’est simple : on n’est jamais invités. Là-bas, il n’y a aucune boîte de l’agro. C’est un système “cool”, qui en réalité se montre très excluant. Je voulais dépasser ma condition sociale… et voilà que je me retrouve face à ce nouvel establishment. Faut-il avoir un Bac+5 pour pouvoir créer une entreprise ? Nous, on s’est construit tout seuls et on réussit. J’aimerais faire bouger tout ça. J’aimerais apprendre aux gens à créer de la valeur, d’où qu’ils viennent. Pour tout vous dire, j’aurai vraiment réussi l’aventure Petit Béret quand quelqu’un de chez nous créera une boîte à son tour.