« Je suis pilote de ligne… et expert-comptable – mais néanmoins avocat : bonjour, moi c’est Gilles Dreyfus”. Il entre dans la conversation tout en charme et légèreté, mais au fil de l’échange le co-fondateur de Jungle va dévoiler avec profondeur son histoire et nous laisser voir un sol friable, un environnement hostile dont il a réussi à s’extraire : en créant ses propres racines, en jetant vers le ciel ses propres branches – au propre comme au figuré.
En 2016, Nicolas Séguy et Gilles Dreyfus ouvraient une ferme verticale à Lisbonne. Six ans plus tard, en 2021, ils levaient 42 millions d’euros pour développer la production d’herbes aromatiques, de salades et de fleurs destinées à l’industrie agroalimentaire et aux parfumeurs. Toujours en vertical ! Leur entreprise est baptisée “ Jungle” : un nom qui foisonne, qui prend de la place… et qui fait office de talisman pour combler quelques failles profondes.
La plus grosse poupée : levée de fonds et dernier succès
“Le voyage dans le voyage, c’est typiquement ce que fait un entrepreneur tout le temps, c’est une histoire de poupées russes”. Mais la distance qu’il arrive à prendre sur son cheminement n’a pas uniquement une teneur professionnelle.
Les matriochkas sont ces figurines qui s’emboîtent, les unes dans les autres. Le chercheur François Jacob utilisait l’expression pour expliquer : “c’est par l’intégration que change la qualité des choses”. Un écho aux propos de Gilles Dreyfus, cofondateur de Jungle : “quand tu crois que tu es arrivé, tu ne l’es jamais”. “Ce qui est important, c’est ce que tu fais et comment tu vas construire tes petites pierres chaque jour, et les imbriquer ensemble”. Selon lui, les entrepreneurs omettent parfois de parler des débuts de la création d’entreprise. Il a décortiqué son propre pattern de matriochkas, qui comprend inévitablement des couches personnelles et des composantes relationnelles.
“Le jour où on t’annonce ça, tu es content mais en réalité, deux heures plus tard, tu te rends compte que tu es dans une situation compliquée, parce que tu vas devoir y aller”
“Maintenant qu’on a levé, il faut qu’on aille vite, il faut qu’on industrialise, il faut qu’on signe des contrats”, énumère Gilles. Vue de l’extérieur, la somme a de quoi faire rêver. De l’intérieur, elle fait tourner la tête. “Le jour où on t’annonce ça, tu es content mais en réalité, deux heures plus tard, tu te rends compte que tu es dans une situation hyper compliquée, parce que tu vas devoir foncer”.
Jungle a de bons atouts : “On a déjà fait beaucoup de choses, on commence à savoir un petit peu qui on est, on commence à avoir une structure, une équipe”. “On a construit une maison, ça fonctionne, et là il faut un village. Il faut faire des routes, des ponts, des magasins. C’est une autre étape, c’est plus sophistiqué, c’est plus difficile”. Et notamment parce qu’un village dépend de plusieurs acteurs : “il y a des acteurs extérieurs qui arrivent, qui compliquent les processus, et tu dois réguler tout ça”.
Finalement, le Graal ne fait que de reculer. “L’entrepreneuriat, c’est se rendre compte six mois plus tard, un an plus tard, trois ans plus tard, qu’un truc qui te semblait être la ligne d’arrivée, était juste une composante de l’équation, un paramètre”.
La poupée sous-jacente : Firmenich
“Pour Nicolas et moi depuis le départ, le vertical farming peut servir non seulement la food, mais aussi d’autres industries”. “Je me suis dit, si on arrive à faire pousser des fleurs, qui vont créer des huiles essentielles, et qui vont être intégrées dans des recettes de parfums, au-delà du potentiel énorme que cela peut avoir, c’est génial”.
“L’entrepreneuriat, c’est aussi se prendre des portes”
Pour parler de fragrances, Gilles Dreyfus parle de noblesse, de poésie, de créativité mais aussi de luxe. “Ce qu’on ne sait pas, c’est que derrière les marques Chanel, Dior, Guerlain, il y a des gens qui font des compositions de parfums. Et l’une de ces sociétés, c’est Firmenich”. Quand Gilles Dreyfus commence à parler de son projet, les entreprises ne le prennent pas au sérieux. “L’entrepreneuriat, c’est aussi se prendre des portes”. Mais après neuf mois de travail, l’entrepreneur se retrouve dans le bureau d’un des responsables du sourcing naturel de l’entreprise suisse. Deux mois plus tard, le leader mondial décide d’investir chez Jungle. “J’ai crié, j’ai pleuré, ça a été une satisfaction immense” avoue Gilles Dreyfus.“Le succès tu le savoures mais ça dure deux jours. Et après, comment tu vas imbriquer tout un tas de recherches pour justement aller mettre des paramètres supplémentaires dans ton équation et l’enrichir, c’est une histoire de perspective”.
Deux personnalités, un seul corps
“J’ai déjà dit publiquement que Nicolas [associé et co-fondateur de Jungle, NDLR], c’est la colonne vertébrale de l’entreprise”. Il insiste : “et c’est vrai, c’est lui”.. “Moi, je suis la peau”, explique le cofondateur, comme une carapace et un contact avec l’extérieur. “Et la tête, c’est tous les deux, le cerveau, on partage ça vraiment bien, de façon très équilibrée”.
« L’estomac aussi, on digère pas mal de choses ensemble. »
S’il utilise la métaphore du corps, l’entrepreneur admet qu’il n’a pas toujours bien traité le sien.
Un équilibre qui n’est pas inné. Je pense que s’il y a un seul vrai succès, c’est la réussite avec mon associé. Avec lui, j’ai réussi à faire différemment, ça m’a donné des outils et des armes fortes et puissantes pour le reste de mon existence”.
« Je pense que s’il y a un seul vrai succès, c’est la réussite humaine avec mon associé »
La matriochka initiale
“J’ai fait des études de finance à la Sorbonne, un truc classique sans goût ni couleur, pas du tout à l’image de ce que j’aurais voulu”. Pendant un temps, Gilles Dreyfus se persuade que c’est la course à l’argent qui est important. “J’ai fait des études de finance et je me suis dit, il faut que je gagne du fric”.
Mais il voit très vite les limites du parcours : “L’argent c’est une conséquence de quelque chose que tu as créé, c’est une conséquence d’une réussite. Si tu commences à vouloir gagner de l’argent, tu ne vas pas être bien. Et d’ailleurs c’est ce qui m’est arrivé”.
“À la fin de l’article il y a trois lignes sur l’agriculture verticale, comme une promesse, comme une ouverture”
En janvier 2015, il baigne toujours – ou plutôt il s’enfonce – dans ce milieu financier qui ne lui convient guère. C’est alors que survient le déclic. “On entend souvent que les gens ne changent pas, moi j’ai changé. Le 8 janvier, je suis assis à mon bureau comme tous les matins et je lis le Financial Times. Il y a un article sur la nutrition, une double page super bien documentée, qui explique l’aberration du transport alimentaire. Et comment il va falloir nourrir deux milliards de personnes en plus d’ici 2050.”
Gilles est captivé. La dernière phrase en particulier retient son attention et scelle son destin : « À la fin de l’article il y a trois lignes sur l’agriculture verticale, comme une promesse, comme une ouverture”. C’est immédiat : J’ai eu un choc, j’ai eu une révélation”.
Il plonge dans le sujet et se renseigne : “J’ai découvert qu’il y avait un professeur émérite de l’université de Columbia à New York, qui était le père du concept”. Il trouve son adresse email et lui demande une rencontre. Quelques jours plus tard, le jeune homme est dans l’avion. “Et on parle de tous les sujets importants, l’histoire de l’agriculture, les serres, le vertical, l’environnement contrôlé dans son ensemble”.
Cette rencontre fait naître Jungle dans la tête de Gilles Dreyfus. C’est une idée qui germe, une graine qu’il sème lui-même. Et surtout, un manque qu’il comble enfin. “Les racines, c’est un thème qui m’intéresse au plus au point parce que je n’en ai pas bénéficié de manière naturelle, alors j’ai dû me les créer”.
L’objet dans son ensemble
“En voulant faire ce projet, que je trouvais noble, j’ai mis les choses en place pour le faire et j’étais en retard, donc j’ai dû progresser vite”.
Il y avait des lacunes, parce que l’entreprenariat il ne connaissait pas, “et parce que je m’étais détruit avant”.
“L’entrepreneuriat c’est une succession de vies dans la vie, d’existence dans l’existence, des courts et longs métrages qui s’entrecoupent entre eux”
Comme les leçons qu’il tire de son parcours, l’aventure Jungle comprend plusieurs histoires : “l’entrepreneuriat c’est une succession de vies dans la vie, d’existence dans l’existence, des courts et longs métrages, qui s’entrecoupent entre eux”. Mais ce cheminement n’est pas près de s’arrêter : “plus le temps avance, plus il y a d’enchevêtrement, et plus tu dois savoir jongler avec et compenser avec l’ensemble d’entre eux”.