Bertrand Laurioz a passé 20 années de sa carrière dans les Télécoms où il a vécu la transformation de ce secteur : l’avènement des géants nord-américains et asiatiques aux dépens des acteurs européens… Depuis 3 ans à la tête de Dékuple, groupe leader en data marketing, il observe que l’Europe doit repenser son logiciel pour conquérir sa souveraineté sur la data et les technologies qui y sont liées.
Dans la course aux technologies de télécommunications, l’Europe s’est faite dépassée par les deux géants que sont les Etats-Unis et l’Asie. Plus globalement, si on élargit à l’ensemble du champ technologique, la France et l’Europe ont une dette technologique et sont dépendantes des USA et de la Chine. « Ces deux grands pays étaient en position d’adversité, ce qui a stimulé chez eux un sens de la souveraineté, et favorisé le développement d’entreprises-phares. Sur le plan numérique, la Chine est comparable à un bunker qui ferme les accès au monde occidental et s’inscrit dans un patriotisme offensif. Les USA, eux, adoptent plutôt une stratégie de soft power, souhaitant s’étendre sur le monde avec un patriotisme expansif. L’Europe, avant le conflit russo-ukrainien, réfléchissait à s’affranchir des acteurs américains. Mais elle s’est construite avec une forme de naïveté vis-à-vis des USA, avec pour conséquence notamment l’absence de Google européen », analyse Bertrand Laurioz.
Les choix de souveraineté dépendent fortement du contexte géopolitique. « En privilégiant la concurrence et la protection du consommateur, l’Europe s’empêche de créer des géants mondiaux du numérique, comme l’ont fait Américains et Chinois. Le blocage de la fusion Alstom-Siemens dans le ferroviaire en est un exemple symptomatique », estime Bertrand Laurioz.
En effet, si le RGPD protège les consommateurs européens et l’exploitation de leurs données, cela ne permet pas en revanche d’assurer une souveraineté technologique dans un monde ultra-concurrentiel. Pour Bertrand Laurioz, il faut accentuer la prise de conscience européenne sur le numérique, la data et la technologie comme c’est en train de se produire au niveau de l’énergie.
Une doctrine européenne du numérique
Ce changement reste difficile à opérer, car il nécessite une définition précise et commune de la souveraineté technologique, ainsi que des rôles de l’Europe, de la France et des grandes entreprises. Si historiquement certains secteurs, comme le nucléaire, le ferroviaire, l’aéronautique, le marché des câbles sous-marins… ont été définis comme étant stratégiques à l’échelle française, voire européenne, celui du numérique et de la donnée sont restés en retrait.
« Il est nécessaire de définir une doctrine au niveau européen, de mener une politique volontariste, de coordonner la réflexion et de prendre des décisions en fonction de la dimension stratégique et économique », insiste Bertrand Laurioz pour qui ces mesures permettront la naissance et l’émergence d’acteurs européens. « Dans certains cas, la création de ces géants se fera peut-être aux dépens de la concurrence, comme cela a été le cas avec Airbus », complète-t-il.
Pour une ETI à vocation paneuropéenne comme Dékuple, l’absence d’initiative à l’échelle européenne pour le développement et le soutien d’outils européens est dommageable, car elle induit une dépendance forte vis-à-vis des Google et autres Amazon.
Si Bertrand Laurioz est optimiste quant au rattrapage de l’Europe sur cette question, il souligne un effet pervers de la législation européenne : « Nous ne parviendrons pas à établir une souveraineté en sanctionnant les entreprises européennes qui recourent à des solutions plus efficaces au prétexte qu’elles sont étrangères, comme ça a été le cas pour Google Analytics. »
Afin de combler ce retard numérique, l’Europe n’a d’autre choix que de définir et financer des assets stratégiques pour construire sa souveraineté numérique. « Cette prise en main doit intervenir rapidement, alerte Bertrand Laurioz, car il est urgent de financer au niveau européen des initiatives qui vont permettre à moyen terme de gagner notre souveraineté technologique sur le numérique et la data. Cette souveraineté passera par des aides financières orientées vers des projets spécifiques ou de la commande publique auprès des entreprises du numérique, qui pourront dès lors se consolider. »
Et celui-ci de conclure : « La souveraineté technologique passe par une souveraineté du financement. Beaucoup de startup ou d’entreprises en France, à commencer par celles du Cac 40, n’ont pas forcément d’actionnaires français…ce qui peut constituer un frein en matière de souveraineté. »
« En privilégiant la concurrence et la protection du consommateur, l’Europe s’empêche de créer des géants mondiaux du numérique. »
Interview issu de l'étude : Concilier performance industrielle et souveraineté technologique, éditée par Instinct Collectif en partenariat avec Cleyrop.