Mars 2020 : le directeur e-commerce, qui ne disposait pas toujours de l’oreille ni des budgets qu’il méritait, est propulsé sur le devant de la scène. Il enfonce la porte du Comex : le web, dernier canal de vente autorisé, conditionne alors la survie de l’entreprise… Printemps 2021 : la profession a géré comme elle l’a pu l’emballement des commandes, le report d’attention dont elle a bénéficié et le vertige associé à cette nouvelle donne. Retour sur une année exceptionnelle qui a amené les responsables e-commerce à polariser les sujets stratégiques, les enjeux de société et même des questions philosophiques : en quoi la croissance nous rend-elle fragiles ? Comment le réel se rappelle-t-il régulièrement au virtuel ? Car le digital, ce sont aussi des contraintes humaines et matérielles.
Nos 9 e-commerçants
Fayçal Bouhdadi (Insider) : la vigie
Unique représentant des start-up dans notre casting, il a la pression : on attend de lui agilité et capacité d’anticipation. Fayçal, un œil rivé sur l’Asie, ne déçoit pas.
Pierre-Olivier Bourez (SteelSeries) : le jongleur
Il vend du matériel informatique aux gamers : quoi de plus porteur en période de confinement ? Mais Pierre-Olivier est aussi confronté à la réalité du marché des matières premières, entre crise des semi-conducteurs et enjeux géopolitiques.
Miguel Carvalho (Burton) : le rempart
Il est arrivé il y a un an pour redresser la barre… juste avant la pandémie. Mais Miguel a tenu bon et il mise sur le digital pour relancer une belle marque en difficulté.
Pauline Collin (TechStyle) : la rassembleuse
Entre hyper-croissance et équipe en construction, Pauline n’a pas hésité à prendre (aussi) la casquette RH. Vingt emplois créés en pleine crise Covid.
Axel Dutreil (Salomon) : le joueur
Rebattre toutes les cartes, il adore ça. Alors quand le confinement est arrivé, Axel a saisi l’opportunité de bousculer le modèle BtoB classique.
Anne Guichard (L’Oréal) : aux commandes
Elle est entrée chez L’Oréal à 26 ans comme stagiaire. Elle y est restée et a construit toute sa carrière dans le vaisseau-amiral français. L’année dernière, elle a pu éprouver la solidité de son groupe : L’Oréal a mis un grand coup d’accélérateur sur les ventes en ligne (+62%) pour compenser la fermeture des boutiques.
Christopher Hermelin (Nicolas) : l’audacieux
Dans une entreprise qui réalise 98% de ses ventes en boutiques, Christopher a plaidé en 2020 pour deux décisions radicales – qui furent couronnées de succès.
Marie Renouard (Clarins) : la clairvoyante
Au premier jour du premier confinement, Marie a su que l’heure de gloire du digital avait sonné. « C’est maintenant », a-t-elle annoncé à ses équipes. Elle travaille une capacité de remise en question permanente.
Mariette Rieusset (Aubade) : la pilote
Elle avait simultanément à gérer les eshops de lingerie en forte croissance pendant le confinement, la coordination avec la finance et la logistique, en distanciel : Mariette n’a laissé personne de côté.
Une profession aux avant-postes de la relance
Le contexte inédit et radical de l’année dernière a ancré un phénomène durable : le web ne reviendra plus jamais au second plan. Le directeur e-commerce non plus : hier encore, on le considérait comme un levier, comme un facilitateur. Mais désormais, c’est la dame du jeu d’échecs : la pièce la plus mobile et la plus puissante.
Quel mot pour définir la couleur émotionnelle de ces derniers mois ? A cette question, nos neuf directeurs de l’e-commerce sont plutôt unanimes : 2020 était « stimulante », « excitante », « palpitante »… avec son lot de doutes et de difficultés bien sûr – l’hyper-croissance ne va pas sans heurts.
Est-ce notre casting qui présente un biais ou la France qui reste fidèle son image éternelle : entre verres de vins (Nicolas), lingerie (Aubade et TechStyle) et produits cosmétiques, les Français ont clairement profité du confinement pour des achats « plaisir ».
Chez L’Oréal, la crise de 2020 n’est venue que confirmer la légitimité du basculement vers le digital – décidé il y a plusieurs années déjà. Objectif : 50% dans les années à venir – sous le nom de code Road to Fifty. « Nous avons la chance d’avoir une colonne vertébrale solide et de pouvoir nous appuyer sur un écosystème de partenaires. Cela nous permet de réagir très vite. La croissance de 62 % de nos ventes en ligne durant la crise en atteste. Plus largement, en l’espace de cinq ans, nous sommes passés de 5 % pour l’e-commerce, à 26% désormais. L’e-commerce est devenu notre premier pays, devant les Etats-Unis ou la Chine. »
Parmi les préoccupations immédiates d’Anne, figurent la collecte de données, intermédiées ou désintermédiées – et notamment la donnée liée à la Supply Chain. « On pense toujours à la donnée Clients, mais la Supply est une clef de voûte pour l’entreprise. » Un point que ses collègues ont tous confirmé (lire plus bas).
« On n’a jamais vendu autant d’alcool, annonce Christopher Hermelin, directeur Marketing et Communication du groupe Nicolas. C’était une période d’angoisse pour beaucoup – souvenez-vous, on nous parlait de guerre, les consommateurs se ruaient sur les pâtes et le papier-toilette, et pour beaucoup de Français le télétravail c’était un gouffre : nous n’exerçons pas tous dans un bureau… 2020 a remis en cause tous les modèles et tous les réflexes. A moins d’être un Pure Player, nous nous sommes tous demandés si notre entreprise allait tenir. Chez Nicolas, nous avions le droit de rester ouverts, mais pour autant nous avons décidé de fermer quinze jours pour mettre au point notre nouveau protocole d’accueil en magasin. Cela représente des millions d’euros de perdus. Il fallait qu’on soit sûrs de nous : le web n’est jamais passé que de 1% du CA, à 2% aujourd’hui. Nos doutes, ils étaient là. On n’avait pas la culture du digital, dans l’entreprise. Au contraire : il y avait même cette crainte que le digital ne vienne cannibaliser le monde physique. On est basés à Rungis, vous savez. Moi par contre je viens du digital : le 17 mars, j’ai appelé le DG et je lui ai dit : en temps de crise, il faut communiquer. Et il faut communiquer en ligne ! Il fallait être gonflé pour fermer 500 magasins pendant deux semaines, mais on l’a fait et quand on a rouvert, on était vraiment prêts. »
Fébrilité et nouveaux modèles
Chez Burton, Miguel Carvalho, directeur Marketing et Digital, n’a pas hésité à se retrousser les manches. « L’entreprise devait se relever très vite : quand je suis arrivé il y a un an, on n’était pas très bons sur le digital. Mon objectif était d’accélérer sur ce levier. Et puis la crise a frappé. On a d’abord stoppé la publicité. Mais très vite on a été parmi les premiers à proposer le shopping live ou la prise de commande par téléphone. Quelque part, nous n’avions plus rien à perdre : il fallait bouger (et vite) ou continuer de foncer dans le mur. »
Des choix à opérer sous le coup de la pression et sans courbe d’expérience : les participants de la table ronde sont d’accord sur ce point : il a fallu sauter dans le grand bain.
Le e-commerce était le seul canal apporteur de chiffre d’affaires sur cette période de fermeture totale du réseau, se souvient Mariette Rieusset, Head of E-Commerce chez Aubade. J’étais en contact tous les jours avec la finance, qui comptait sur cette source de revenu pour assurer le règlement des fournisseurs dans les temps– certaines dentelles ne se fabriquent que chez une poignée de maisons qu’il faut pérenniser. Dans l’entrepôt, nous avions des suspicions de Covid – c’était avant les tests. Tout cela créait un contexte inédit. »
« On a tous vécu la même chose je crois. Nous, on est une boîte BtoB et du jour au lendemain 80% de cette réalité a disparu. On s’est retrouvés avec un seul canal encore en vie : l’e-commerce, témoigne Axel Dutreil, directeur Digital E-commerce et Data pour Salomon. D’une certaine manière, ça a été génial à vivre avec les équipes, car on a tout remis à plat pour construire de nouveaux modèles. »
« Depuis un an, c’est Noël tous les mois »
C’est là qu’arrivent de nouveaux problèmes. Des « problème de riches », peut-être, mais des problèmes quand même, susceptibles de freiner la croissance. Cela commence parfois par des questions matérielles, comme chez Pierre-Olivier Bourez, directeur Commercial et Marketing Europe du Sud pour SteelSeries. « Nous vendons des accessoires et des périphériques informatiques utilisés par les Gamers, explique-t-il. Nous avons profité du confinement pour accélérer le switch vers le digital. Avec la généralisation du télétravail, les consommateurs se sont mieux équipés : ils ont choisi du plus haut de gamme. Et globalement, l’Europe du Sud s’est recalée sur les habitudes de consommation de l’Europe du Nord, beaucoup plus digitale. Nos ventes ont explosé. Chez nous, c’est Noël depuis un an.
Mais notre défi, c’est le manque de semi-conducteurs. Le marché est tendu. Ultra-tendu. Il faut composer avec des enjeux géo-politiques, car la demande mondiale est si grande, que les fabricants sont incapables d’y répondre. D’ailleurs, les semi-conducteurs concernent 30% de notre chiffre.»
Chez Pauline Collin, Marketing Merchandising Director Europe pour TechStyle, l’hyper-croissance amène un sujet RH – marque Employeur.
« On a anticipé les problèmes de livraison, on a construit un entrepôt durant la période Covid, on a recruté une vingtaine de personnes… Ici à Barcelone, on travaille dans une ambiance start-up. On manage des jeunes, surtout, de 16 nationalités différentes. C’était ça, le vrai défi : souder une équipe, sans se voir. Nous sommes passés, quelque part, du rôle de manager à celui de confident.
Un vrai enjeu RH
« On vit un Black Friday depuis l’année dernière, confirme Marie Renouard, directrice du digital et de l’e-commerce pour Clarins France. Au premier jour du confinement, j’ai dit à mes équipes : « C’est maintenant ». J’étais certaine que l’e-commerce allait enfin prendre sa place. A l’époque, nos produits étaient encore vendus à 90% en magasins Sephora, Nocibé… Nos distributeurs étaient moins prêts que nous. On avait l’opportunité de recruter les consommateurs en direct. Nous avons lancé du coaching beauté à distance et nous avons levé tous les anciens freins – finie, l’époque où on nous disait que les clientes voudraient absolument tester et sentir les produits… Je suis très confiante pour l’avenir. Tout en ayant bien conscience que le marché change tous les 6 mois : l’agilité, ce n’est pas une option. C’est pour ça qu’on fait ce métier : on aime les challenges. »
La charge de travail, dans l’équipe de Marie, a été multipliée par 3 ou 4. « C’est devenu structurel, en fait. L’enjeu sur 2021 est d’obtenir de nouvelles ressources. Au Comex, maintenant le digital passe avant les sujets B2B, s’amuse la jeune femme. »
Miguel Carvalho (Burton) déplore à son tour « ne pas pouvoir lancer l’ensemble de nos nombreux projets digitaux rapidement, faute de bande passante alors que d’un autre côté on ferme les boutiques, c’est parfois difficile à vivre » .
« On ferme des boutiques et en parallèle on a besoin de beaucoup de ressources sur le digital. C’est parfois difficile à vivre et à expliquer. Mais mes équipes, j’ai envie de les aider. »
« Moi aussi, ajoute Mariette Rieusset (Aubade). Tout va bien côté ventes, on a une belle marque premium, adossée à un groupe côté en Bourse. Ma problématique, c’est de faire grandir l’équipe en même temps que le business. » « Les RH sont encore trop souvent la variable d’ajustement », martèle Christopher Hermelin (Nicolas).
« Le digital, ce sont des gens, martèle Anne Guichard. Des hommes et des femmes qui travaillent derrière des écrans, sur des plateformes et dans des entrepôts. Cela concerne tous nos services. Il n’y a pas chez nous de « Monsieur ou Madame E-commerce » : ça n’aurait aucun sens. Chez nous, pour reprendre l’expression de mes confrères, il faut que ce soit Noël… pour tout le monde. Dans nos cartons, il y a la création d’une « Université E-commerce » pour que nos 80 0000 collaborateurs soient formés, du haut en bas de l’échiquier.
« Les marchés sont devenus – et restent – complètement imprévisibles »
Fayçal Bouhdadi, Country Manager Insider France et ancien de Meero, a en permanence un oeil braqué sur les marchés asiatiques. « Insider est née là-bas. On peut observer toutes les bonnes pratiques avant qu’elles n’arrivent en Europe. Typiquement, le « revenge » : lorsqu’on a pu voyager à nouveau, les consommateurs se sont précipités et les chiffres de vente ont explosé tous les records. Le mobile Only, aussi : au Vietnam, personne n’utilise un ordinateur. La conversion en Europe, encore très centrée sur le desktop, va forcément changer. »
Les marchés sont devenus – et restent – complètement imprévisibles. « Côté e-commerçants, on revient à beaucoup de bon sens, conclut Axel Dutreil. On gère comme on peut les tensions de la chaîne d’approvisionnement – et on voit ces jours-ci des aberrations comme l’obstruction du canal de Suez qui fragilise toutes les marques européennes. Deux tendances sont devenus non négociables : le digital et le développement durable. Le Made in France, aussi ! Cela passe par la réglementation et par l’adaptation de la stratégie de chaque marque. »